Karlheinz Stockhausen (1928-2007)
Sonntag aus Licht (1998-2003)
opéra en cinq scènes et un adieu, pour dix voix solistes, une voix d’enfant, quatre instruments solistes, deux chœurs, deux orchestres, électronique et projection du son
Sonntag aus Licht est l’ultime opéra du cycle. Composé jusqu’en 2003, il a été créé en 2011. Selon Stockhausen, le dimanche est le jour de l’union mystique de Michaël et Eva ; l’union donnant lieu à la naissance du lundi. Dans une perspective compositionnelle, notons que Sonntag présente l’écriture la plus épurée du cycle Licht. Parmi ses nombreuses idées, le compositeur a développé un concept déjà présent dans Helikopter-Streichquartett : le rêve d’une musique multispatiale, unitemporelle.
Effectif : 7 solistes, sextuor vocal, 1 enfant soliste, chœur, orchestre & électronique
Création Le Balcon : automne 2025
Couleur : or | Corps céleste : Soleil | Qualités spirituelles : volonté et force
Création mondiale
9 et 10 avril 2011, Opéra de Cologne
Durée : 4h38mn.
Scène 1 : Lichter-Wasser | Lumière-Eaux
La terre et la vie qu’elle abrite naissent de l’union de la lumière et de l’eau. Lichter-Wasser, qui est aussi le Salut de Dimanche, s’ouvre sur un duo avec synthétiseur entre Ève et Michaël, soprano et ténor, qui accompagnent ensuite l’entrée des musiciens de l’orchestre. Ceux-ci prennent place parmi le public, disposé en triangles orientés vers le centre et faisant de la salle une étoile. Chaque musicien a une lumière, bleue pour les dix-sept instruments aux registres aigus, correspondant à la formule de Michaël, verte pour les douze instruments aux registres graves, correspondant à la formule d’Ève. Les instruments ne jouent chacun qu’une note ou un bref fragment d’une de ces formules. La circulation des timbres qui en résulte suscite des tournoiements dans l’espace, sur deux couches simultanées et en douze vagues successives, à l’instar des planètes et des lunes du système solaire, dont les noms, les caractéristiques et la symbologie irriguent le livret. Le processus est interrompu par six ponts, qui fusionnent les deux formules, et par trois annonces, sorte de récitatifs. À la fin, les musiciens boivent de l’eau et se retirent, soprano et ténor entonnant un duo, tandis que les lumières continuent de briller.
Scène 2 : Engel-Prozessionen | Processions d’anges
Sept groupes d’anges se déplacent autour du public, exaltant l’amour de Dieu, « Esprit Saint du Cosmos », et célébrant l’union mystique de Michaël et d’Ève. Six de ces groupes, les Anges de l’eau (Anges du lundi, vert clair), les Anges de la terre (Anges du mardi, rouge clair), les Anges de la vie (Anges du mercredi, jaune clair), les Anges de la musique (Anges du jeudi, bleu clair), les Anges de la lumière (Anges du vendredi, orange) et les Anges du paradis (Anges du samedi, bleu foncé), chantent à six voix, respectivement en hindi, chinois, espagnol, anglais, arabe
et swahili. Le septième groupe, les Anges de la joie (Anges du dimanche, or), composé de quatre solistes, dont la soprano et le ténor de la première scène, est en allemand. Ces groupes produisent chacun une polyphonie à deux voix, dont la voix supérieure dérive de la formule d’Ève, et la voix inférieure, de celle de Michaël. Un tutti choral, de vingt-quatre voix au maximum, entoure le public, donne les premières syllabes des jours de la semaine et retient doucement des sons du dimanche, mais aussi du mardi et du mercredi, dans la superformule à l’origine du cycle Licht. Symbole de l’union mystique, les polyphonies s’allient peu à peu, au point que les chanteurs convergent, musicalement et scéniquement, vers une homophonie au milieu de la salle, avec iris et lys. La scène comprend sept phases de sept vagues. À travers 49 sections, non exemptes de tuilages, le texte, les gestes et les éléments issus des formules sont perpétuellement réorganisés. Il s’agit, en somme, d’une vaste procession de la dualité à l’unité.
Scène 3 : Licht-Bilder | Lumière-Images
D’abord intitulé « Vénération d’Ève-Marie », Licht-Bilder réunit 2 x 2 musiciens, dédoublant un duo : Ève (flûte et cor de basset) et Michaël (ténor et trompette), un quatuor que reflètent les quatre écrans et leurs « images de lumières ». C’est un chant de prière, de louange et de remerciement, comme un Gloria où les éléments, de l’infime à l’univers et au-delà, de la pierre aux astres et à Dieu, sont associés aux jours de la semaine, qui se succèdent au cours de la scène. Stockhausen a divisé 2 x 2 types de formules en 53 fragments (correspondant à l’addition des sept premiers nombres d’une suite de Fibonacci : 1 + 2 + 3 + 5 + 8 + 13 + 21), les a réordonnés sous forme rétrograde (de 53 à 1), et les a associés à des gestes horizontaux, verticaux, diagonaux et circulaires. L’union de Michaël et d’Ève est symbolisée par l’entrelacs de ces fragments et de ces gestes. Les parties de cor de basset et de ténor décalent et transposent la flûte et la trompette, elles-mêmes altérées par la modulation en anneau – distensions et contractions dans le temps et l’espace, du plus près au plus loin, et inversement, créant d’amples respirations. La structure est néanmoins brisée par plusieurs interludes, en duo, trio ou quatuor.
Scène 4 : Düfte-Zeichen | Parfums – Symboles
Alors que les sept emblèmes de Licht sont tour à tour expliqués par six solistes vocaux, sept parfums évoquent des zones géographiques: «Cúchulainn, un parfum d’origine celte, pour le lundi; kyphi, fragrance sacrée dont la formulation a été retrouvée sur les murs d’un temple de la vallée du Nil, pour le mardi; mastic, d’origine grecque, pour le mercredi ; le parfum italien rosa mystica, pour le jeudi ; tate yunanaka, composition aromatique utilisée dans les Andes, pour le vendredi; et pour le samedi, ud, le bois d’agar, un baume qui appartient à la tradition ancestrale de l’Inde. Le dimanche est réservé à un parfum plus connu, puisque utilisé dans les rites chrétiens : l’encens. » Sur sept podiums, les solistes, aux gestes et aux couleurs codifiés, enchaînent trois solos, trois duos et un trio sur les thèmes des jours de la semaine, qu’entrecoupent des séquences d’ensemble au rythme plus libre ; ils brûlent aussi un à un les parfums et en célèbrent l’origine et les bienfaits. Une voix d’alto retentit de l’extérieur de la salle et se présente comme Ève-Marie. Les six solistes courent, crient et chantent dans l’agitation, avant de revenir en procession avec l’alto pour un chant harmonique (Oberton-Gesang). Ève appelle Michaël, sous les traits d’un jeune garçon, entonne avec lui un duo mystique sur le podium central, avant qu’ils ne gagnent, derrière ce podium, un autre monde.
Scènes 5 et 6 : Hoch-Zeiten | Mariages
Célébration de l’amour, du mariage, de l’ange et de la nature, en cinq langues (hindi, chinois, arabe, anglais et swahili), empruntant à L’Exposition des saisons de Kâlidâsa, aux Odes de Hafez ou au manuel d’érotisme La Prairie parfumée du cheikh Nefzaoui, Hoch-Zeiten est joué simultanément dans deux salles distinctes, par cinq sextuors ou octuors choraux, dans l’une, et par cinq sextuors instrumentaux, en vis-à-vis, dans l’autre. À sept reprises, la musique de l’une des salles
est retransmise dans l’autre. Lors d’une seconde exécution, les spectateurs sont invités à changer de salle. Le découpage de la version orchestrale, aux superpositions complexes, est identique à celui de la version pour chœur, mais inclut cinq duos et deux trios, qui sont autant de réminiscences de moments essentiels des sept jours du cycle Licht, dans l’ordre de leur composition. Après une introduction, et mis à part deux inserts mélodiques, la forme est constituée de quatorze phases, de plus en plus transparentes. Ces phases, aux ornementations singulières et inspirées par les langues employées, déploient de denses harmonies déduites de la superposition d’éléments de la superformule. Les articulations sont signalées par des percussions live ou enregistrées (crotale, 4 rins japonais, 4 cloches-plaques, 4 gongs thaïlandais, 4 plaques en duralumin). Le chœur chante le même matériau que l’orchestre, mais avec un retard de dix-huit secondes, l’intrusion du premier dans le second agissant comme un écho, celle du second dans le premier comme une anticipation. Chaque groupe choral a d’abord sa propre langue, puis les langues se mêlent, jusqu’à trente échanges dans la quatorzième phase, avant un arrangement du Sonnstags-Lied [Chant de dimanche], extrait de Lundi de Lumière.
Sonntags-Abschied | Adieu du dimanche
L’Adieu de Dimanche est une version, pour cinq synthétiseurs, de la cinquième scène, Hoch-Zeiten, que l’on entend donc dans une troisième perspective. Il s’agit moins d’un arrangement que d’une traduction en sons synthétiques de l’original, jouée par cinq musiciens ou dont l’enregistrement, sur cinq pistes, est diffusé dans le foyer du théâtre. Comme dans Hoch-Zeiten, les registres sont placés du grave à l’aigu, de gauche à droite. Les aspects phonétiques, voire linguistiques, des textes originaux, en hindi, chinois, arabe, anglais et kiswahili, sont aussi préservés, comme les quatorze phases et deux inserts, avant le Chant de Dimanche, qui conclut la journée. Un large miroir incliné sur les synthétiseurs ou des caméras reliées à un système de projection vidéo sur cinq larges écrans permettent de voir les mains des instrumentistes. L’œuvre existe, dans une version pour synthétiseur soliste et bande des quatre autres parties, sous le titre Klavierstück XIX (Pièce pour piano XIX), mais aussi, sous le titre Strahlen (Rayons ou Radiations, 2002), pour vibraphone et glockenspiel, électroniquement filtrés et modulés.
Salut et Scène 1 : Lumière – Eaux – 52mn
Soprano
Ténor
Orchestre avec synthétiseurs
Effectif de l’orchestre : 2 flûtes, hautbois, cor anglais, clarinette en mi bémol, clarinette, clarinette basse, 2 bassons, saxophone baryton, deux cors, deux trompettes, cor ténor, euphonium, deux trombones, tuba, 5 violons, 5 altos.
Scène 2 | Processions des anges – 41mn
Soprano
Alto
Ténor
Basse
Chœur a cappella
Sonorisateur
Scène 3 : Lumière-Images – 43mn
Cor de basset
Flûte
Ténor
Trompette avec modulation en anneau
Synthétiseur
Sonorisateur
Scène 4 : Parfums-Symboles – 58mn
Soprano (haute)
Soprano
Alto
Ténor (haut)
Baryton
Basse
Voix de jeune garçon
Synthétiseur
Projection sonore
Parfums déployés pendant la scène :
– Lundi : Cuchulainn
– Mardi : Kyphi
– Mercredi : Mastic
– Jeudi : Rosa Mystica
– Vendredi : Tate Yunanaka
– Samedi : Ud Wood
– Dimanche : Frankincense
Scène 5 : Mariages – 74mn
Orchestre avec chef d’orchestre et cinq assistants
Chœur (dont cinq membres qui battent la mesure)
L’orchestre est divisé en 5 groupes :
Groupe 1 : 3 flûtes, 3 violons
Groupe 2 : 3 hautbois, 3 trompettes
Groupe 3 : 3 clarinettes en si bémol, 3 altos
Groupe 4 : 3 cors en fa, 3 bassons
Groupe 5 : 3 trombones, 3 violoncelles
Le chœur est divisé en 5 groupes :
Groupe 1 : Sopranos 1 (3+3 ou 4)
Groupe 2 : Sopranos 2 (3+3 ou 4)
Groupe 3 : Altos (4+4)
Groupe 4 : Ténors (4+4)
Groupe 5 : Basses (4+4)
Des percussions se tiennent près des 5 groupes :
Groupe 1 : 1 crotale (ré)
Groupe 2 : 4 rin
Groupe 3 : 4 cloches plaques
Groupe 4 : 4 gongs
Groupe 5 : 4 plaques
Adieu du Dimanche – 35mn
5 synthétiseurs ou bande
Dédié à Dieu, Sonntag aus Licht est tourné vers la nature et le cosmos. De quelle manière cette contemplation s’exprime t-elle dans le contenu de l’opéra ?
Lichter-Wasser, qui ouvre Sonntag aus Licht, est traversé par deux grandes mélodies qui passent d’un instrument à l’autre : une pour Ève, une pour Michaël. Leur tracé est à rapprocher des mouvements que nous observons dans le système solaire, ceux des planètes et des étoiles. En ce sens, chaque segment des formules de Sonntag représente un déplacement cosmique. L’écriture pour orchestre, qui se rapproche de celle de Michaels Reise um die Erde (Le Voyage de Michaël autour de la terre, deuxième acte de Donnerstag aus Licht), dessine un orchestre-constellation autant qu’un orchestre-océan. Le résultat est une musique liquide, organique, fascinante à entendre.
Que signifie le retour à l’écriture pour orchestre, que Stockhausen avait délaissé dans ses précédents opéras au profit de la musique électronique ?
Regardons le parcours de l’électronique au sein du cycle. Donnerstag (Jeudi) est traversé par les bandes, diffusant notamment les chœurs invisibles. Samstag (Samedi) ne contient pas d’électronique. Montag voit l’apparition d’un orchestre de synthétiseurs et des scènes électro-acoustiques théâtrales. Dienstag (Mardi) et Freitag (Vendredi) peignent de grandes fresques électroniques, Oktophonie et Weltraum. Mittwoch (Mercredi) complète cette exploration en y ajoutant beaucoup de sons concrets. En revenant à l’orchestre, Sonntag ne prolonge pas cette recherche, mais ce n’est pas pour autant un retour en arrière : il poursuit de fait son exploration de la spatialisation du son avec l’orchestre et le chœur. Il veut créer une octophonie en live. Ainsi, les schémas présents dans la partition, qui dessinent les mouvements créés par les notes des instruments, ressemblent à s’y méprendre aux schémas indiquant les déplacements du son électronique dans ses partitions précédentes.
Par l’électronique, Stockhausen se faisait l’interprète de Licht. Que révèle Sonntag de son rapport à son œuvre ?
Il a en effet transposé sa manière de fabriquer les sons dans son studio, et sa manière de diriger les sons dans l’espace depuis sa console, à une écriture épurée pour orchestre, qu’il dirigeait lors de la création de Lichter-Wasser. De cette manière, il continuait d’être l’interprète de son œuvre.
Peut-on considérer Sonntag comme l’aboutissement de ses idées développées tout au long du cycle ?
Stockhausen utilise, dans tous les opéras du cycle Licht, l’espace-temps comme objet expressif, c’est une clé essentielle pour comprendre son langage. Sonntag est peut-être l’opéra dans lequel cette attention portée à l’espace et au temps est la plus marquée. Hoch-Zeiten (Mariages) prolonge le geste esquissé dans Helikopter-Streichquartett (Quatuor à cordes – Hélicoptère), qui essaie de matérialiser un des plus grands rêves de Stockhausen : une musique jouée dans plusieurs espaces, pour un même temps, consacrant l’avènement du réseau.
Dans la structure des scènes de Sonntag, il est souvent question de Welle, qui peut se traduire par onde ou vague. Qu’est-ce que cela évoque dans son langage ?
C’est troublant car l’onde est présente dans un grand nombre de pièces que j’étudie. Il y a une grande histoire de l’onde en musique, qui m’évoque Rimski-Korsakov, Debussy, Ravel et Grisey. Pour Stockhausen, l’onde est ce qui rapproche la lumière, l’eau et le son. Si son langage est éloigné des compositeurs que j’ai cités, il était, comme eux, passionné par la science acoustique du phénomène sonore. Il ne s’intéresse pas tant au côté plastique de l’onde qu’à un principe de répétition immuable, à la cadence obstinée d’une onde. C’est le principe de Licht-Bilder, la troisième scène de Sonntag aus Licht. Nous entendons ce couple, Ève et Michaël, où chacun possède son onde: une onde sœur qui se déphase et se rephase en permanence.
Que pensez-vous de Düfte-Zeichen, la quatrième scène de Sonntag aus Licht ?
Stockhausen attache une grande importance à la synchronisation entre geste et son. Les gestes de Düfte-Zeichen, qui miment les symboles des sept jours de la semaine, montrent qu’il tente d’aller vers des choses plus simples, évidentes. Il veut nous montrer le signe, le point, le cercle. Düfte-Zeichen montre aussi Michaël, le souverain de Licht, qui n’est autre qu’un enfant. Licht est toujours associé à l’enfance, c’est peut-être pour cette raison que cela a été aussi insupportable à certains auditeurs. Imaginons un monde où le seul but serait de faire évoluer l’enfant pour qu’il garde sa curiosité, sa fascination d’enfant toute sa vie, ce qui n’est pas sans rappeler Le Jeu des perles de verre de Hermann Hesse, qui est l’une des grandes sources de Licht. Stockhausen pense peut-être que si un tel monde existait, ses habitants n’écouteraient que des œuvres comme Licht. C’est naïf, mais jamais régressif.
Sonntag possède le livret le plus dense des sept opéras. Comment analyser le projet littéraire de Sonntag ?
Freitag donnait l’impression d’un monde clos, avec un texte constitué d’une boucle de mots. Le texte de Sonntag, et de Licht-Bilder en particulier, est droit, il avance. C’est une grande énumération de noms, de choses, d’éléments. Il y avait cet aspect litanique dans d’autres segments de Licht, notamment Kathinkas-Gesang, mais c’est la première fois que c’est fait de manière aussi directe, à la manière de saint François d’Assise. C’est une vraie collection, qui témoigne de l’aspect astronomique et anthropologique du cycle Licht. Astronomique pour les astres qui sont cités. Anthropologique pour les lieux géographiques, les cloches, les saints, les nombreux poètes qu’il cite dans Hoch-Zeiten, et l’amour qu’il porte aux différentes langues, aux échanges de langues comme des cadeaux que les chanteurs se font. Stockhausen s’est peut-être rendu compte que, de la même manière qu’il voulait transcender la spatialisation du son, le recours aux langues étrangères, et aux poèmes était une manière de spatialiser l’imaginaire. Que ce soit dans Freitag ou dans Sonntag, le texte est central.
Quelles autres influences cela évoque t-il pour vous ?
Durant l’étude de Licht, j’ai réfléchi au rapport entre rationnel et irrationnel dans l’écriture de Stockhausen. J’y ai trouvé des traits communs avec l’œuvre de Gaston Bachelard, dans cette écoute intense de ce qu’est l’humanité depuis ses débuts. Ils vont parvenir à sentir des choses très lointaines, de manière différente d’un anthropologue ou d’un historien. À propos de la découverte du feu par les humains, Bachelard nous parle par exemple du lien fait par nos ancêtres entre le frottement du bois contre la pierre qui crée l’étincelle, et le frottement doux du rapport amoureux. Bachelard arrive à sentir ces éléments-là. Stockhausen, de la même manière, arrive à ressentir des choses très profondes, à propos des archétypes de Licht : Ève, Lucifer, Adam, Lilith. Stockhausen et Bachelard ont cette capacité-là, d’embrasser la trajectoire de l’humanité pour nous apporter un peu de lumière.
Étreinte
Stimmung (1968) célébrait déjà Vénus, parmi d’autres noms de dieux. La cinquième scène de Dimanche de Lumière emprunte à la poésie amoureuse indienne ou persane, ainsi qu’à un manuel d’érotisme du XVe siècle, La Prairie parfumée où s’ébattent les plaisirs du cheikh Nefzaoui. Et dans la troisième scène, le livret de la section «Jeudi» évoque, outre un carillon et les quatre éléments (l’eau, le feu, la terre, l’air et sa déclinaison, l’éther), Éros, divinité primordiale de l’amour: «Rendez grâce au Dieu Éros – Amor – Suswani – cyprès – sapin – cèdre – palmier – rayon d’amour – amour – eau argentée – lingam yoni – caresse – baiser – bénédiction des enfants – étreinte – ange.» La mention, dans cette liste, des noms lingam et yoni, désignant le symbole phallique du dieu Shiva et le sexe de la femme, avec son énergie (shakti), principe dynamique de la nature ou du divin dans l’hindouisme, exalte la puissance créatrice et la fécondité. « Dieu a donné la semence et le fruit et l’amour», écrivait le poème mis en musique dans Choral (1950), pour chœur a cappella. Le corps est puissamment présent dans l’œuvre de Stockhausen, dans ses mouvements et ses gestes, à travers la vue, l’ouïe et l’odorat, comme dans la quatrième scène de Dimanche, et même les cinq sens, dans Samedi de Lumière, qui s’achève sur le goût, Stockhausen traduisant le sapere latin par l’allemand schmecken (sentir par le goût, précisément, d’où, dans son sens figuré seulement, avoir de l’intelligence, connaître, savoir). La vérité de Dieu est si douce, dit-il, qu’elle ne peut être dite, seulement goûtée. «Parfois, je me réveille et j’ai un goût si sucré dans la bouche, ou je vais quelque part pendant la journée et goûte la Trinité que je ne peux rien exprimer d’autre que seul celui qui sait ce qu’est la sapienza qui peut la goûter », prête le compositeur à saint François d’Assise. Et les sens se confondaient dans l’un des trois
« Chants d’amour » qui jalonnent les douze « chants indiens » de Am Himmel wandre ich… (Dans le ciel je déambule…, 1972) : « Si mes larmes tremblent dans mes oreilles / Je sais que c’est toi qui bouges dans mon cœur. »
Nous sommes désormais loin, à l’évidence, de la délicatesse, des yeux « jolis », des traits « pâles » et de l’«oiseau que fut mon Premier Amour», décrits dans les Chöre für Doris (Chœurs pour Doris, 1950), de même que de la voix languissante, célébrant l’Absente, ou de l’inquiétude que traduisait le deuxième de ces trois chœurs a cappella, pareillement sur des vers de Verlaine : « J’ai peur d’un baiser / Comme d’une abeille. / Je souffre et je veille / Sans me reposer : / J’ai peur d’un baiser. » L’amour n’est nullement reclus dans un idéal, abstrait, et ne relève pas davantage d’un détachement de soi nostalgique ou mélancolique, soumission romantique au destin et promesse d’une fin tragique. Aimer, c’est créer, engendrer, mettre au monde, enfanter, ce que représentera Lundi de Lumière, recommençant le cycle éternel de la vie.
Amour
Dans l’amour, l’antinomie entre proche et lointain, qui vaut pour l’espace rationnel, cartésien, sinon le dénote, paraît bien illusoire. Stockhausen a merveilleusement saisi l’ouverture, l’illimité, l’infini, qui caractérisent l’espace de ceux qui s’aiment. Les duos de Dimanche de Lumière, dans la première scène (entre soprano et ténor), dans la quatrième (entre alto et voix d’enfant), un duo dédoublé dans la troisième (ténor, flûte, cor de basset et trompette, auxquels s’ajoute la modulation en anneau, dédoublant encore les sons), voire, à plus grande échelle, entre l’orchestre et le chœur de la cinquième scène, induisent que, dans l’union mystique, nous sommes tout à la fois dans le monde, hors de lui et au-dessus de lui, « audelà », Jenseits, comme le titre une section du Mardi de Lumière. Une telle présence amoureuse, partout et nulle part, se situe dans sa propre communion corporelle et spirituelle. Aussi, chez Stockhausen, faisons-nous l’expérience d’une poussée, d’une surabondance, d’un accroissement inépuisable, comme sans fin, d’une formule de quelques sons au cycle dans son entier, et d’un instant tendant à l’éternité, à l’image d’un espace sans borne, dont l’ampleur de Licht donne un aperçu.
Il convient d’évoquer dans ce contexte Momente (Moments, 1962-1969), pour soprano solo, quatre groupes choraux et treize instrumentistes, une œuvre gorgée de citations du Cantique des cantiques, Shîr hashîrîm, dans la traduction allemande de Martin Luther. Or, ce livre biblique nous semble constitutif de la pensée de Stockhausen, jusqu’au Dimanche de Lumière. «Écoute les moments – musique de l’amour / Afin que l’amour se renouvelle en nous tous – / Amour qui maintient la cohérence de tout l’univers », chante la soprano solo, au commencement (Moment I(k)). Dans cette musique de l’amour immuable, « plus fort que la mort» (Moment I(k)), le corps adamique est devenu corps mystique, ce que les Pères d’Orient et d’Occident, de Denys d’Alexandrie à Théodoret de Cyr ou Grégoire le Grand, établirent.
Si Stockhausen célèbre la beauté de l’aimée, de son nombril, de son ventre, de ses seins, de son cou et de ses yeux – sa splendeur, pareil à la lumière du soleil –, c’est que Dieu est cette beauté même. Dans un tel triomphe de l’allégorie, une spirale a pris dans ses rets l’image juive de l’union mystique de Yahvé à son peuple, l’image chrétienne des noces du Christ avec le croyant ou l’Église, et l’image théologique du chemin de l’âme s’élevant continûment vers Dieu, car ne Le connaissant qu’à travers son propre progrès. Ou, comme l’écrivait Grégoire de Nysse : « Celui qui se lève ainsi ne cessera jamais de se lever, et celui qui court vers le Seigneur ne viendra jamais à bout du vaste espace qu’il doit parcourir vers le divin. Toujours il faut se lever; jamais il ne faut cesser de s’approcher par la course.» Il n’est nullement fortuit que la cinquième et dernière scène de Dimanche de Lumière, dont la musique est reprise par les cinq synthétiseurs de l’Adieu, porte le titre Hoch-Zeiten, littéralement temps hauts, élevés, mais aussi mariages. Origène, déjà, pensait le Cantique des cantiques comme un chant nuptial. « Tes lèvres, ô fiancée, / distillent le miel vierge» (verset IV, 11) chante encore le Moment DK de Momente. Dans ce Cantique des cantiques, Hoheslied dans la Bible de Luther (Höhe dénotant aussi la hauteur, l’élévation et l’éminence), les arômes, le miel des êtres parfaits
et le lait de l’enfant émanent d’une réalité divine. À travers les lèvres de l’aimée passe le Verbe d’amour, descendu dans son jardin, et dont les commentateurs nous enseignent qu’il répand un parfum de joie. Une jubilation, une allégresse, une immense effusion, dont Stockhausen est un chantre splendide.
Communion
S’unir, c’est s’élever, un mouvement que Dimanche de Lumière décrit à plusieurs reprises concrètement, presque prosaïquement : douze musiciens montent au balcon dans la première scène, les Anges de la joie font parfois de même dans la deuxième, Ève et Michaël gagnent, depuis un podium, un autre monde à la fin de la quatrième… Plus que les horizontales, les diagonales et les cercles, ce sont ces verticales qui manifestent l’idée d’une transcendance. L’union, la communion, qu’illustrent notamment les chœurs de la deuxième scène, «Processions d’anges », réduit les polyphonies, converge vers le centre, concilie les contraires – une coinciden- tia oppositorum qui est au centre de la pensée du théologien rhénan Nicolas de Cues, dont un professeur de philosophie de Stockhausen à l’Université de Cologne, Karl-Heinz Volkmann-Schluck, était un exégète érudit. Cette coïncidence dénote ce à quoi l’intelligence doit remonter pour comprendre en une vision simple le secret de l’amour de Dieu, et tient, chez Le Cusain, d’une évidence, d’une révélation, d’une vision soudaine. Ce que l’intellect humain avait disjoint, par sa quête de concepts, s’y trouve dans une « opposition sans opposition » et s’accomplit dans l’infini. C’est donc moins un principe d’intelligibilité du monde que d’union de l’homme à Dieu. Stockhausen, soulignant les limites de la raison par rapport notre soif d’absolu, le disait autrement: sur notre intelligence, « notre âme est toujours en avance ». Métaphore de Dieu et de son verbe chez saint Jean, dont se réclamait Stockhausen pour son cycle, la Lumière (Licht) illumine chacun et chaque chose (son, couleur, parfum, goût, geste, élément, être…), du plus infime comme de l’univers et de son Créateur, les unit à d’autres en une spirale qui ne cesse de s’ouvrir, dissout les contraires et œuvre à leur coïncidence dans l’Un.
Laurent Feneyrou