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Freitag aus Licht

Karlheinz Stockhausen



Karlheinz Stockhausen (1928-2007)
Freitag aus Licht (1991-1994)

Opéra en un salut, deux actes et un adieu, pour trois voix, trois instruments solistes, orchestre, chœur d’enfants, chœur, synthétiseur, douze couples de danseurs-mimes et électronique.
[Vendredi de Lumière]

Freitag aus Licht est l’opéra de la tentation : tentation d’utiliser le corps comme un instrument de musique, tentation de transformer un son en un autre. Karlheinz Stockhausen s’intéresse particulièrement au mouvement du son dans l’espace, à créer des « reliefs sonores mobiles ».

Freitag est constitué de trois dimensions musicales : la première, Weltraum, est une composition électronique élaborée par Karlheinz Stockhausen dans ses studios. La seconde est constituée de douze scènes de ballets comprenant douze couples de danseurs déguisés en objet du quotidien. La troisième est constituée de l’action dramatique liant les protagonistes du livret et leurs enfants respectifs.

Effectif : 5 solistes, 12 couples de danseurs, orchestres d’enfants, chœur d’enfants, chœur & électronique
Création Le Balcon : automne 2022
Couleur : orange | Corps céleste : Vénus | Qualités spirituelles : savoir et raison

Freitags-Gruss | Salut du Vendredi – 1h08mn

Le foyer du théâtre est immergé dans de grandes flammes de bougie qui se consument lentement. La musique électronique de Weltraum (« cosmos ») est diffusée non seulement dans le foyer, mais aussi dans l’auditorium.

Actes 1 et 2 : Freitag-Versuchung | La Tentation du vendredi – 2h25mn

Eva et Ludon, une nouvelle incarnation de Lucifer, se rencontrent. Ludon lui offre la main de son fils, Caino. Elle hésite.

Peu de temps après, alors qu’Eva marche avec ses enfants, munis d’instruments d’origine occidentale, elle croise Ludon, avec des enfants formant un chœur et munis d’instruments d’origine africaine. Les deux ensembles d’enfants jouent l’un après l’autre, et Ludon propose à Eva que le chœur et l’orchestre jouent ensemble. Eva donne son assentiment, ce qui donne lieu à un tutti des enfants. Ludon rejoint le chœur et chante avec eux. Lorsque Ludon et Eva se retrouvent seuls, cette dernière finit par accepter de s’unir à Caino. Ils disparaissent.

La scène suivante se déroule pendant la nuit. On aperçoit un lac, dont la surface reflète la lune. Eva rencontre Caino et ils chantent un duo sensuel, consommant ainsi leur union. Eva le quitte donc en partant sur un bateau ; une comète rouge traverse les cieux ; on entend le cri déchirant de Michaël, trahi.

Une guerre entre les enfants de Ludon et d’Eva commence ; certains tombent, blessés. Tandis que les enfants d’Eva semblent prendre le dessus sur leurs adversaires, un rhinocéros volant vient en soutien de ces derniers ; tous disparaissent dans un fracas de bruit et de fureur.

Alors qu’elle se repent et prie, Eva a une vision de Michaël, et, au loin, d’une lumière divine.

Freitags-Abschied | Adieu du Vendredi – 1h20mn

Comme lors du Salut du vendredi, Weltraum est diffusée dans le foyer et les espaces du bâtiment. Les spectateurs marchent dans un étrange brouillard teint d’une couleur orangée.

Le Balcon
Orchestre d’enfants du Conservatoire à Rayonnement Régional de Lille
Chœur de la Maîtrise Notre-Dame de Paris
Maxime Pascal, direction musicale
Silvia Costa : mise en scène, scénographie
Rosabel Huguet Dueñas, assistante mise en scène
Elena Zamparutti, assistante scénographie
Bianca Deigner, costumes
assistée de Domitile Guinchard
Bernd Purkrabek, création lumières
Florent Derex, projection sonore
Augustin Muller et Étienne Démoulin, électronique musicale
Emilie Fleury, cheffe du chœur d’enfants
Alain Muller, chef de chant

Jenny Daviet : Eva – soprano
Halidou Nombre : Kaino – baryton
Antoin HL Kessel : Ludon – basse
Charlotte Bletton, Lufa – flûte
Iris Zerdoud : Elu – cor de basset
Sarah Kim, Haga Ratovo, Synthibird – synthétiseur
Rosabel Huguet Dueñas (le bras), Suzanne Meyer (la bouche), Jean-Baptiste Plumeau (la jambe) – danse

Chanteuses : Emmanuelle Monier, Pauline Nachman, Marie Picaut, Michiko Takahashi, Léa Trommenschlager, Ayako Yukawa
Chanteurs : Frédéric Albou, Arthur Cady, Bertrand Bontoux, Jean-Christophe Brizard, David Colosio, Florent Martin

Les enfants comédiens dirigés par Jehanne Carillon : Colette Verdier, Marin Rayon, Alexis Mazars, Stéphane Poulet, Edgar Cemin, Arsène Jouet

Durée : environ 3h, entracte compris.

Production Opéra de Lille, Le Balcon En coproduction avec le Festival d’Automne à Paris et la Philharmonie de Paris.

Avec le soutien de la Fondation Singer-Polignac.

« Rendre la musique visible »

Note d’intention par Silvia Costa, metteure en scène et scénographe

Monter un opéra de Stockhausen est une aventure singulière. Le rôle du metteur en scène y est pour le moins inhabituel, face à une œuvre pour laquelle le compositeur a imaginé un univers total, avec ses sons et ses mots, mais également ses gestes, ses déplacements et même des éléments de décor et de costumes. Quelle liberté peut-on alors trouver dans la représentation de Freitag aus Licht, au-delà de la simple exécution des notes – abondantes et détaillées – de Stockhausen ? Comment rester fidèle à son projet tout en le rendant vivant ? Comment se l’approprier et le faire évoluer selon une vision « stockhausienne » ?

La première étape pour moi fut de comprendre le fonctionnement et le langage de la partition, intégralement écrite à la main avec une précision remarquable. C’est alors que j’ai compris ce que je devais faire : rendre visible la musique. La mettre en lumière, établir des principes, laisser place à l’inspiration pour créer des formes, écouter les sons pour imaginer une esthétique. Ne me poser aucune question sur le pourquoi. Jamais.

Dans le cycle Licht, Freitag est le jour de la tentation d’Ève, de sa trahison et de sa repentance. La narration s’y trouve assez réduite, mais comprendre l’action dans le détail n’est pas essentiel. D’ailleurs le langage est volontiers onomatopéique et repose davantage sur les sensations et les réminiscences. Tout est là comme forme, comme force. C’est ainsi que j’ai imaginé l’espace comme une structure sur plusieurs niveaux, chaque niveau correspondant à un type de scènes. Les Realszenen ou « scènes réelles », qui constituent la narration dramatique, se déroulent au niveau du sol, c’est-à-dire sur la terre, dans le présent, et donc au niveau le plus proche du public. Les Tonszenen ou « scènes de son » prennent place sur le niveau le plus haut, comme dans un Olympe habité par les douze couples d’objets du quotidien que Stockhausen a imaginés comme une collection de sons du monde, mélangeant l’humain, l’animal et la machine, et qui comme des amants vont s’hybrider pour donner naissance à des êtres imaginaires et monstrueux.

Tout cela mène à un concept plus large, celui de la dichotomie du monde, des contrastes et de l’opposition des forces : le bien et le mal, le noir et le blanc, la femme et l’homme, la gauche et la droite. Mais Freitag démontre aussi le dépassement de ces oppositions à travers l’union, même quand elle semble impossible. À cet égard, la présence des enfants – ceux du chœur, vêtus de noir, et ceux de l’orchestre, vêtus de blanc – me paraît centrale et j’ai voulu en amplifier l’importance. Les enfants vont donc occuper le plateau pendant presque toute la représentation. Ils sont le véritable démiurge de l’espace, ils donnent vie aux couples hybrides et cassent le principe d’opposition dans une scène de guerre (Kinder-Krieg). J’ai d’ailleurs choisi de représenter cette scène comme un chaos primordial : l’affrontement des « blancs » et des « noirs » provoque une explosion de couleurs, comme dans une fête indienne, et toutes ces couleurs symbolisent les infinies possibilités du monde. C’est aussi un écho à la dédicace de Freitag « à tous les enfants ».

La créativité était pour Stockhausen le moteur de l’art et de l’existence. En travaillant sur son œuvre, il faut sans cesse rechercher ce principe d’invention, être libre tout en s’inscrivant dans un système, être visionnaire tout en restant structuré. Fou mais cohérent.

ENTRETIEN AVEC M. PASCAL ET S. COSTA

Freitag aus Licht est l’opéra de la dichotomie : entre noir et blanc, humanité et animalité, tentation et repentir. Quel est le sens de cette tension qui traverse l’opéra ?

Silvia Costa : Stockhausen confrontele monde d’Eva, blanc et orchestral, et le monde de Ludon, noir et choral. Dans nos sociétés, les oppositions sont complexes, subtiles, traversées de tabous. Dans le monde des anges, l’opposition est brute, totale, originelle. Dans notre interprétation de cet opéra, nous avons tenté de trouver des manières de briser cette dichotomie, tout en restant connectés aux principes structurels élaborés par Stockhausen, qui font la beauté de Freitag. Pour ce faire, nous avons placé les enfants au centre du jeu.

Maxime Pascal : Tout est musique, chez Stockhausen ; il est impossible de l’expliquer autrement. Inspirée du mythe de Caïn et Abel, l’intrigue reste indéchiffrable tant qu’on ne cherche pas la source de cette dualité dans la musique même, dans sa structuration. L’opposition et l’union des humains, des machines et des animaux se fait, pour lui, d’un point de vue strictement musical, se détachant de toute morale et du monde tel que nous le connaissons. Stockhausen a le rêve de créer un monde à part, coupé du nôtre. De cette rêverie, on observe une seule conclusion, commune à tous les Jours de la semaine du cycle Licht : seule la musique nous sauve, nous élève, nous permet d’arrêter les guerres, nous rend libre. Stockhausen a foi en cette idée.

Quelle est la place des enfants chez Stockhausen ?
M. P. : L’enfance, primordiale dans Licht, est toujours liée à la guerre et l’œuvre-monde est sans doute un refuge pour Stockhausen ; c’est une manière de laisser transparaître le traumatisme d’avoir perdu ses parents, adolescent, au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Deuxièmement, l’enfant a toujours le rôle d’un créateur dans ses opéras.

S. C. : Dédié « à tous les enfants », Freitag aus Licht contient un spectacle dans le spectacle : ce sont les trois scènes de chœur et d’orchestre d’enfants du premier acte, Kinder-orchester, Kinder-chor et Kinder-
tutti. Dans le deuxième acte, les enfants se font la guerre dans la Kinder-Krieg. En plus de ces quatre scènes, nous avons souhaité accentuer la présence des enfants, en ajoutant six enfants comédiens, qui « créent » le monde de Freitag, au lieu des douze couples de danseurs prévus dans la partition. Je suis sensible au sérieux que les enfants attachent à leurs jeux, qui pour moi se rapprochent d’une création. L’énergie déployée par l’enfant fait que ce jeu devient une chose tangible, incontestable. Quelque chose nous dit : « il le fait, il faut donc le suivre ».

M. P. : Les enfants interprètes de Freitag ont fourni des efforts immenses pour parvenir à répondre au très haut degré de virtuosité demandé par la partition. Ils ont vécu la chose intensément car pour eux, peut-être encore plus que pour les interprètes professionnels, l’apprentissage de cette musique est liée à l’apprentissage de la vie. Stockhausen attend des interprètes, enfants ou adultes, qu’ils soient eux-mêmes sur scène, et nous avons souhaité suivre cette direction au cours des répétitions.

Silvia, Freitag est le quatrième opéra de Stockhausen monté par Le Balcon, et le premier dont vous signez la mise en scène. Comment vous êtes-vous appropriée cette œuvre ?

S. C. : Maxime m’a fait entrer dans l’œuvre à travers une écoute et une étude approfondies de la partition. Il m’a expliqué les mécanismes internes aux Scènes réelles et Scènes de son. J’ai ensuite intégré les lectures des textes et entretiens de Stockhausen, ce qui était essentiel pour que je comprenne qui il était, comment il déclenchait ses idées, et quels étaient les mécanismes de sa pensée. Freitag m’a demandé un travail, non de dramaturgie au sens traditionnel du terme, mais d’interprétation. Il m’a fallu trouver une structure scénographique et esthétique idéale pour faire apparaître les volontés de Stockhausen, et de créer une distinction entre Scènes réelles et Scènes de son. J’ai découpé l’espace en deux niveaux, avec une approche « terrestre » aux Scènes réelles et « olympienne » aux Scènes de son, car le son se déplace dans l’air. Je suis ensuite partie de principes concrets pour créer les objets, la structure et les costumes des couples hybrides.

M. P. : J’ai essayé de faire en sorte que Silvia ait connaissance de tout ce qui est noté dans la partition, et comprenne comment toutes les scènes fonctionnent, musicalement. Une des grandes forces de Silvia est sa mémoire : tout est immédiatement intégré, avec une volonté d’analyse très puissante.

S. C. : Les scènes d’enfants nous ont apporté des questionnements particuliers, notamment la Kinder-krieg, la guerre des enfants du deuxième acte : quel sens donner à cette guerre ? Elle représente l’explosion d’une dichotomie qui va au-delà de cet affrontement d’enfants blancs et noirs. Pour moi, la Kinder-krieg est une guerre créatrice, cosmique ; un Big Bang causé par le jaillissement de la fantaisie des enfants, qui casse l’opposition duale qui structure l’opéra et donne vie à de nouveaux êtres, les hybrides, symboles d’une intégration totale des forces qui s’opposaient.

Comment analysez-vous la musique de Freitag aus Licht ?

M. P. : Il y a dans Freitag une phrase musicale qui se répercute partout, tout le temps. Licht est semblable à une cérémonie marquée par la répétition, l’incantation, la psalmodie ; c’est particulièrement prononcé dans le Vendredi. C’est un bloc, une formule à deux voix, qui sont chacune le miroir de l’autre. Cette phrase est chantée dans toutes les scènes : deux fois pendant Antrag, deux fois pendant Kinder-orchester, deux fois dans Kinder-chor, etc… Il était important pour moi de transmettre cette idée aux interprètes, qu’ils se rendent compte à quel point l’ADN de l’opéra rejaillit à chaque moment. Ainsi, j’ai construit les répétitions musicales comme des moments d’analyse, de transmission, avec les interprètes adultes comme enfants. La phrase du Vendredi est divisée en douze parties : j’ai voulu aider chacun à repérer, entendre chacun de ces douze segments, qui forment ensuite des caractères, représentés visuellement par les douze couples des Scènes de son. J’ajouterais que musicalement, Freitag s’éloigne des premiers opéras de Licht et se rapproche de ce que Stockhausen fera par la suite, dans le cycle Klang. Cette caractéristique de madrigal, avec les instruments et les voix qui alternent et peuvent interchanger, révèle le pouvoir d’invention d’une musique dont la force expressive est avant tout mélodique et harmonique.

S. C. : L’étrangeté de la musique de Freitag aus Licht me fascine en ce qu’elle est le produit d’une structure d’une précision millimétrée, ce qui crée un fort effet d’hypnose. C’est visible dès qu’on feuillette la partition : couverte d’indications manuscrites, de schémas, de timings. La musique électronique, dont Stockhausen a été l’un des pionniers, a été un vecteur de liberté d’expression, en brisant les hiérarchies entre créateurs et moyens de production, et affranchissant certains créateurs de la dépendance aux orchestres. C’est ce que je ressens dans Freitag : une grande justesse qui provient d’une grande précision. Stockhausen a créé une œuvre comme il l’entendait. Toutes les composantes sont imbriquées. C’est un ensemble de flux, une musique nécessaire à elle-même, comme en autarcie.

M. P. : Étrangeté et liberté sont liées. C’est étrange parce que c’est libre.



La philharmonie de Paris.

Acte 1 : Charlotte Bletton (Lufa), Iris Zerdoud (Elu), Jenny Daviet (Ève) et Antoin HL Kessel (Ludon).

Acte I, Kinder-chor : Chœur de la maitrise de Notre-Dame (les enfants de Ludon), les élèves du CRR de Lille (les enfants d’Ève), Sarah Kim et Haga Ratovo (les Synthibird).

Acte II, Fall

Acte II, Fall : Jenny Daviet (Ève) et Halidou Nombre (Caïno).

Alexis Mazars, Arsène Jouet, Colette Verdier, Marin Rayon, Edgar Cemin et Stéphane Poulet (les enfants comédiens), Hugues Rondepierre (la jambe) et Rosabel Huguet Dueñas (le bras).

Acte II, Kinder-krieg : Chœur de la maitrise de Notre-Dame (les enfants d’Ève et de Ludon), Sarah Kim et Haga Ratovo (les Synthibird).

Frédéric Albou, Bertrand Bontoux, Jean-Christophe Brizard, Arthur Cady, David Colosio, Florent Martin, Emmanuelle Monier, Pauline Nachman, Marie Picaut, Michiko Takahashi, Léa Trommenschlager et Ayako Yukawa (chanteurs).


Salut Final