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Samstag aus Licht

Karlheinz Stockhausen

Karlheinz Stockhausen (1928-2007)
Samstag aus Licht (1981-83)

opéra en un salut et quatre scènes, pour treize solistes (une voix, dix instrumentistes, deux danseurs), orchestre de vents, ballet ou mimes, chœur d’hommes avec orgue [Samedi de Lumière]

Samstag aus Licht [Le Samedi de Lumière] est le deuxième des sept opéras composés pour le cycle Licht. Son écriture dura de 1981 à 1983, et l’opéra fut créé le 25 mai 1984 au Teatro Alla Scala de Milan. Le samedi est le jour de la transition : dans la Bible, il se place entre la crucifixion et la résurrection. Il est important d’avoir cela en tête au moment de voir Samstag, car transition signifie libération. Pour Stockhausen, qui croyait sincèrement en un au-delà, la libération de l’âme des contraintes mortelles est fondamentale.

Création française de l’opéra : 28 juin 2019, Philharmonie de Paris par Le Balcon, le Chœur de l’Armée française et l’harmonie du CRR de Paris.

Effectif : 12 solistes, orchestre d’harmonie, chœur d’hommes et orgue
Création Le Balcon : 28 juin 2019, Philharmonie de Paris, Salle des concerts
Couleur : noir | Corps céleste : Saturne | Qualités spirituelles : entendement et intelligence

Pour cette production, Le Balcon est soutenu par le programme CERNI du ministère de la Culture et de la Communication, la Caisse des Dépôts, la Mairie de Paris, la Fondation Singer-Polignac.

Samstag aus Licht est le jour de Lucifer : jour de la mort, de la danse de mort, de l’adieu et du passage à la lumière. Écrit entre 1981 et 1984, l’opéra ressemble à une longue et mystérieuse prière, qu’articulent un salut et quatre scènes dédiées au frère ennemi de Michaël : sa rêverie, sa mort feinte, la danse de son visage et ses adieux.

Luzifers-Gruss | Salut de Lucifer

Après l’installation du public, vingt-six musiciens, en costume de Lucifer ou en habit noir, apparaissent aux quatre points cardinaux de la salle. Ils jouent un extrait de la formule de Lucifer et disparaissent dans les ténèbres.

Scène 1 : Luzifers-Traum | Le Rêve de Lucifer

Lucifer apparaît sous la forme d’une voix de basse. Il s’endort et rêve d’une pièce pour piano, ensorcelante et virtuose. Il lui arrive de se réveiller et de prononcer quelques phrases mystérieuses. Il a une relation complice et amusée avec la créature pianiste de son rêve. À la fin de la scène, il feint d’être mort.

Scène 2 : Kathinkas-Gesang als Luzifers-Requiem | Le Chant de Kathinka ou Requiem de Lucifer
Un chat noir prend place et, aidé de sa flûte, joue vingt quatre exercices devant guider l’âme de Lucifer après sa mort. Il est accompagné de six percussionnistes représentant les six sens mortels (vue, ouïe, odorat, toucher, goût et pensée), munis d’instruments magiques, qu’il « libère» tour à tour. Ce requiem peut être joué en dehors du contexte de l’œuvre, à l’occasion du décès d’une personne. Après la libération de tous les sens, le chat noir pousse un hurlement : Lucifer est bien vivant et apparaît sous la forme d’un visage géant projeté sur un orchestre à vent placé sur un échafaudage.

Scène 3 : Luzifers-Tanz | La Danse de Lucifer
Chaque groupe instrumental de l’orchestre (clarinettes, flûtes, cors…) représente une partie du visage de Lucifer ; et chaque partie du visage entame, l’une après l’autre, une « danse » qui lui est dédiée : danse du sourcil droit, danse des ailes du nez, danse du bout de la langue, etc. Michaël interrompt cette danse effrayante par un solo de trompette déchirant, Protest. Après avoir versé quelques larmes de crocodiles, le visage de Lucifer reprend de plus belle et chasse Michaël. Soudain, les musiciens cessent de jouer la partition et entament une grève. Après quelques protestations du directeur de la salle de concert, le public est invité à quitter la salle et à se rendre dans une église située à proximité.

Scène 4 : Luzifers-Abschied | Les Adieux de Lucifer
Dans l’église, vingt-six basses et treize ténors vêtus en moines franciscains entrent, entourent solennellement le public et placent un oiseau noir en cage sur l’autel. Ensemble, ils chantent les Salutations des vertus de Saint-François d’Assise, selon une cérémonie comprenant une entrée, treize parties et une sortie. Après l’apparition fracassante d’un tromboniste diabolique, ils sortent tous sur le parvis de l’église, où le public les suit. Ils prennent chacun une noix de coco, qu’ils brisent après avoir formulé un vœu silencieux. L’oiseau est libéré. Les chanteurs s’évaporent malicieusement dans la nuit noire.

Translation : Shan Benson

Une cérémonie de l’invisible. Par Maxime Pascal, directeur musical.

La lumière est ce qui nous permet de voir. C’est à la fois la première étincelle de vie, et ce qui contient l’univers tout entier. La lumière embrasse le phénomène visuel et sonore, et toutes les couleurs dans un même rayon.

Stockhausen est de ces compositeurs qui ont créé de leur vivant une forme complète, contenant un ensemble de paramètres artistiques qui forment un vaisseau transmettant une substance. Il y a, dans le cycle Licht, une intensité du fond, et en même temps un culte de la perfection formelle, qui est fascinante.

Parmi ces paramètres, il y en a un qui m’émeut particulièrement : l’invisibilité sonore. La notion d’invisibilité est spirituelle voire mystique en art ; développée par des compositeurs comme Messiaen et Harvey. Plus je travaille sur Licht, plus je suis sensible à ce sujet.

Comme Karlheinz Stockhausen, le compositeur américain Jonathan Harvey était fasciné par l’apparition et le développement de la musique électronique, en ce que ça lui évoquait la musique d’église, celle qu’on entend mais qu’on ne voit pas : l’orgue, les chœurs, et surtout les cloches. La notion d’invisibilité en musique est devenue centrale comme composante spirituelle de la musique électronique.

Chez Messiaen, il y a de l’invisible aussi : ce sont les chœurs d’oiseaux. Si l’on sort dans la forêt, tôt le matin, on entend des oiseaux tout autour de soi, mais on ne peut les voir. C’est fondamental : pour pouvoir entendre, il faut écouter. Les oiseaux sont invisibles et pour les voir, il faut les observer : quand on parle d’ornithologie, on parle d’observation. Tout cela participe des mêmes principes, de ce que Stockhausen appelait « écouter en découvreur ».

Dans Donnerstag aus Licht, Stockhausen crée avec les chœurs invisibles, cette bande qui passe en fond sonore durant l’opéra tout entier, une présence sonore invisible – il parle d’horizon – il imagine ainsi une transcription de la notion d’invisible au monde sonore. Invisible n’a pas d’équivalent en ce qui concerne l’audition. On dit « inaudible » ou « imperceptible », qui sont loin d’avoir le même sens. Stockhausen crée une notion nouvelle : l’invisibilité sonore.

Celle-ci existe dans Samstag aus Licht avec les moines et les trombones de Luzifers-Abschied, qu’on ne voit jamais vraiment puisqu’ils sont tout autour du public, et souvent en mouvement. Mais surtout, il y a le principe de la superformule, qui nourrit toute la musique de Licht mais reste dissimulée tant elle est divisée, développée, distendue et distribuée tout au long des sept opéras.

Lorsque Stockhausen parle de donner à voir la musique, je pense que cela signifie qu’il veut rendre visible l’invisible. Là est le sens de Licht, une œuvre dont l’ambition dépasse tout ce que j’ai pu connaître en art.

Damien Bigourdan (mise en scène) et Maxime Pascal (direction musicale), sur le parvis de l’église Saint-Jacques Saint-Christophe, pendant les répétitions de la dernière scène de Samstag aus Licht (juin 2019).

L’exil et la perdition, par Damien Bigourdan, metteur en scène

Samstag aus Licht est une œuvre sans fin ; elle semble écrite pour être jouée sans interruption et de manière cyclique, permanente, jusqu’à la destruction du temps et de la matière. C’est un rituel, une litanie sempiternelle et obsessionnelle, autant qu’une purge ininterrompue.

Nous ne sommes pas aux enfers, mais dans un lieu d’exil, un lieu perdu ou de perdition.

Tout ce qui est recherché, par le compositeur comme par l’interprète, échappe aussitôt. Tout ce qui est trouvé est renié ; tout ce qui est aimé abhorré. Tout ce qui émerveille est sauvagement raillé ; tout ce qui touche ou émeut est détruit.

Le rituel de Samstag aus Licht, quotidien et cyclique, est construit autour de la figure de Lucifer. L’ange déchu ritualise une mort quotidienne. La sienne. Cette mort lui est refusée, interdite par sa déchéance. C’est une damnation, une malédiction, un fardeau. L’humanité lui est retirée ou interdite par le biais de ce qui lui semble le plus précieux à ses yeux ou même à tous ses sens : la mort. C’est pour cela qu’il en fait un simulacre ou un rituel, qu’il la met en scène. Lucifer ne désire rien chez l’humain que la mort.

Samstag aus Licht est mélancolique, empreint d’une dépression à la fois poétique et morbide. L’œuvre est inspirée par Lucifer, pour Lucifer. Il en a soufflé la partition à Stockhausen. Il en est le maître de cérémonie, le grand sorcier chamanique, le chef d’orchestre, le rôle principal, le soliste et la muse… Tout cela est présent dans un même temps : celui de l’opéra.

Le joueur du rêve, le chat noir, les six sens mortels, la momie et le visage géant sont tous des créatures en servitude de l’univers de Lucifer, et donc de ses interprètes, Damien Pass et Mathieu Adam. Tout ce qu’ils jouent ou disent ou chantent ou dansent est immédiatement dicté par lui. C’est une servitude autant qu’une adoration sans mesure.

Le rire tribal, terrifiant, c’est la figure primordiale de Luzifers-Tanz, danse de Lucifer. C’est ce visage, ce rire, ce blasphème ultime qui conduisent à Luzifers-Abschied, ses adieux, à la prière en son honneur et à la libération de l’oiseau noir.

Salut du Samedi – 8mn

26 cuivres
2 percussionnistes

Scène I : Le Rêve de Lucifer ou Klavierstück XIII – 36mn
1 basse
1 pianiste

Scène II : Le Chant de Kathinka ou Requiem de Lucifer – 33mn

1 flûte
6 percussionnistes

Scène III : La Danse de Lucifer – 51mn

1 basse
1 flûte piccolo
1 trompette piccolo
1 danseur
1 orchestre d’harmonie (60 musiciens)
1 chef d’orchestre

Scène IV : Les Adieux de Lucifer – 61mn
Chœur d’hommes : 13 ténors, 13+13 basses
Orgue
7 trombones
1 oiseau sauvage

Le Balcon – Effectif des représentations du 28 et 29 juin 2019 – Philharmonie de Paris – Cité de la Musique

Maxime Pascal, direction musicale et conception
Damien Bigourdan, direction scénique et conception
Nieto, création visuelle et conception
Florent Derex, projection sonore

Alain Muller, chef de chant
Pascale Lavandier, costumes
Myrtille Debièvre, scénographie
Marguerite Lantz, accessoiriste
Catherine Verheyde, création lumière
Agathe Cemin, assistante à la mise en scène

Personnages & interprètes (par ordre d’apparition)
Lucifer : Damien Pass, basse (1ère et 3e scènes).
Joueur du rêve de Lucifer : Alphonse Cemin, piano (1ère scène).
Chat noir Kathinka : Claire Luquiens (2e scène), Julie Brunet-Jailly (3e scène), flûte.
Les six sens mortels : Alice Caubit (la vue), Akino Kamiya (l’ouïe), Frédéric Blondy (l’odorat), Arthur Lavandier (le goût), Othman Louati (le toucher), Clotilde Lacroix (la pensée) – 2e scène.

Visage géant de Lucifer : Orchestre d’harmonie du Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris (3e scène).
Danseuse à rubans : Emmanuelle Grach (3e scène).
Michaël : Henri Deléger, trompette (3e scène).
Percussions : François-Xavier Plancqueel (3e scène).
3×13 moines/Monks : 13 ténors, 13 basses I, 13 basses II : Chœur de l’Armée française & Le Balcon. Cheffe de chœur : Emilie Fleury
Un diable à trombone/a diabolical wind player : Mathieu Adam (4e scène).
Orgue : Ayumi Taga (4e scène).

Création mondiale
25 mai 1984, Teatro Alla Scala, Milan

Création Le Balcon
28 & 29 juin 2019, Philharmonie de Paris

Philharmonie de Paris
Salle des concerts – Cité de la musique
ManiFeste, Festival de l’IRCAM
Durée : 4h30 (Un entracte d’une heure compris // one-hour intermission included).

DR : Meng Phu.

Revue de presse complète // Press reviews